DENNIS & CHARLIE - Don't you remember ?

Le chant d’un oiseau la réveilla. Charlie ouvrit les yeux et s’étira. Il avait fait si bon cette nuit là qu’elle avait laissé sa fenêtre ouverte. Un rossignol y avait élu domicile sur le rebord et gazouillait gaiement. Il fallait dire que la jeune femme déposait régulièrement des graines dans une petite assiette. Qui était à ce moment précis totalement vide. Elle se leva et attrapa le paquet. L’oiseau s’envola à son approche, mais à peine avait elle tourné les talons qu’il revint pour picorer. Elle s’assit à sa coiffeuse, ses yeux clairs tombant sur une vieille photo de Josh et elle. Charlie soupira. Le simple fait de penser à lui ou de regarder une photo, comme elle le faisait, lui donnait l’impression qu’on lui arrachait le cœur. Son frère lui manquait plus qu’il n’était possible de le dire.
On était dimanche. Le dimanche, ils avaient pris l’habitude, Josh et elle, lorsqu’ils avaient tout juste une dizaine d’années, d’aller à la fête foraine. Charlie adorait ça. Elle avait toujours adoré la fête foraine. Mais depuis la mort de Josh, elle n’avait jamais pu se résoudre à y retourner. Seule. Mais elle ne se leurrait aucunement. Elle ne pourrait pas toute sa vie fuir les fêtes foraines. Ce n’était pas ce qu’il aurait voulu. Il aurait voulu qu’elle continue à vivre. Elle faisait parfaitement la morale à Dennis mais quand il s’agissait d’elle-même, ce n’était plus la même histoire…

C’est ainsi que par ce dimanche après midi ensoleillé, Charlie se retrouva à la fête foraine de Seabrook. Elle était assaillie par les souvenirs. Elle se sentait au bord des larmes. Trois ans s’étaient écoulés, et pourtant il lui semblait que c’était la veille que le télégramme arrivait. C’était elle qui l’avait ouvert. Elle l’avait su avant même de lire. Pourquoi donc l’armée leur aurait elle écrit ? Elle avait eu la douloureuse tâche de l’annoncer à ses parents. Et avait précieusement gardé la terrible missive, sans réellement savoir pourquoi.
Charlie s’approcha du stand de confiseries. La seule chose qui pourrait lui faire oublier sa tristesse, sa peine, pour un trop court moment, serait une pomme d’amour. Même si elle n’avait pas d’amoureux. Ce n’était pourtant pas les prétendants qui manquaient. Mais tous paraissaient si fades à côté de lui. Dennis. Qui ne la remarquait même pas, ne la voyait encore et toujours que comme une enfant qu’elle n’était plus depuis fort longtemps déjà. Il continuait à veiller sur elle comme il l’avait toujours fait, avec Joshua.
Et ça l’agaçait profondément. Parce qu’elle n’était plus une enfant. Et surtout parce que le temps passant, elle tombait amoureuse de lui. Un peu plus, en réalité, parce qu’elle l’était depuis son adolescence. Elle aurait voulu pouvoir le repousser, mais cela aurait été cruel. Lui aussi souffrait cruellement de la mort de Joshua, et il se raccrochait à elle parce qu’elle était, à ses yeux, tout ce qu’il restait de lui. Repérant un banc vide, elle s’y assit, croquant la pomme d’amour qui lui rougirait les lèvres, les dents et la bouche, tout en observant la grande roue face à elle.

« Humpf ! »

La jeune femme grogna, grommela contre le malotru qui osait la dérangeait pendant qu’elle cédait à son pire pêché : la gourmandise. Mais quand elle tourna la tête pour découvrir l’identité de l’intrus, toute sa contrariété disparut. Elle n’aurait même pas dû douter. Elle aurait dû savoir que c’était Dennis. Il était la seule personne au monde qui la taquinait de la sorte. Elle lui sourit, mettant sa main libre devant sa bouche, tandis qu’elle avalait sa bouchée.

« Très drôle ! » répondit elle sans oser lui sourire. Ses dents devaient être roses. « Non, ce n’est pas du tout mon intention… Elle n’est même pas bonne, cette pomme, de toute manière. »

Et, sans un regard pour la malheureuse sucrerie, Charlie tendit le bras et la laissa tomber dans la poubelle toute proche. Plus rien n’avait le même gout. Plus rien ne l’intéressait. Plus rien ne l’amusait. Même pas la fête, avec sa grand roue. Pourtant, elle adorait la grand roue. On y voyait tout Seabrook. On y sentait le vent et toutes les odeurs de la ville. Mais même ça, elle n’en avait plus envie. Mais elle s’était juré de ne pas se morfondre, et c’était exactement la raison pour laquelle elle était ici.

« Est-ce que tu te souviens à quand remonte la dernière fois où on est venus ici ? » Elle soupira. « J’ai beau essayer, je n’y arrive pas… Je sais juste Josh était là. » Elle écarta une mèche que la brise légère envoyait dans ses yeux. « J’aurais mieux fait de rester au lit ce matin. Je crois que je n’aimerais plus jamais la fête foraine… » marmonna t’elle.

Charlie tourna la tête vers Dennis, un air légèrement dépité sur le visage. Avant de se ressaisir pour lui sourire franchement. Il n’avait pas besoin qu’elle le fasse plus culpabiliser qu’il ne se l’infligeait déjà. Elle lui donna à son tour un coup d’épaule taquin, comme pour le réveiller. A ce moment là, un groupe d’adolescentes passa devant eux et gloussa à la vue du héros de guerre. Charlie ne pouvait guère leur donner tort.

« Tu as du succès, on dirait. » lui fit elle remarquer avec un sourire en coin. « Tu les prends au berceau maintenant ? » Avant d’éclater de rire devant sa mine déconfite.

« Je sais… Mais depuis qu’il est parti à la guerre, plus rien n’est pareil. Quand vous êtes montés dans ce bus qui vous a emmenés à l’aéroport, j’ai su que tu serais le seul à revenir. Je ne sais pas pourquoi. J’ai tellement espéré me tromper… »

Charlie soupira, avant de tourner à nouveau la tête vers Dennis, fronçant les sourcils en se demandant de quoi il parlait. Avant de réaliser. La dernière fois qu’ils étaient venus ici tous ensemble. Molly était avec eux ce jour là. Même si elle n’en avait rien dit, Charlie avait été déçue. Jusqu’au bout, elle avait espéré qu’elle aurait ses deux hommes uniquement pour elle. Mais ça n’avait pas été le cas. Dennis était arrivé avec elle, la jeune femme accrochée à son bras. Si Charlie n’appréciait pas franchement Molly, par pure jalousie, il n’en était pas de même. La jeune femme détestait cordialement l’adolescente qu’elle était alors, et ne s’en était jamais cachée. Spécialement quand Dennis s’était rendu compte que Charlie avait un peu froid et avait posé sa veste sur ses épaules. Elle avait souri, ravie qu’il lui prête un peu d’attention mais douloureusement consciente qu’il ne la voyait que comme la petite sœur qu’il n’avait pas.
Elle ressentit presque la culpabilité qui envahissait brusquement Dennis. Malgré tout ce qu’elle avait beau lui dire, il n’arrivait pas à passer outre. Il ne parvenait pas à accepter. La jeune femme eut envie de prendre sa main mais quelque chose l’arrêta, sans qu’elle ne sache réellement quoi. Alors, plutôt que faire ce qu’elle avait vraiment envie de faire, elle se contenta de croiser les doigts sur ses jambes.

« Hé ! Ne m’appelle pas Charlene ! Je déteste ça. Tu le sais en plus ! J’ai l’impression d’être une grand-mère… » marmonna t’elle.

Prise d’un soudain élan de motivation, elle se leva brusquement. Fixant Dennis de toute sa hauteur et lui souriant avec une lueur un tantinet perverse dans ses immenses yeux azur. La petite lueur qu’elle avait toujours lorsqu’une idée particulièrement saugrenue lui traversait la tête. Le genre que Dennis n’aimait que très rarement. Mais pour ce coup là, l’idée n’était pas si saugrenue que ça.

« Allez, debout homme ! J’ai envie de faire un tour de grand’roue. Plusieurs, en fait. Et puis ça serait toujours mieux que se morfondre ici comme les petites vieilles que nous ne serons jamais ! » lâcha t’elle avec un immense sourire.

La jeune femme lui tendit une main, la seconde posée sur sa hanche. Comme une invitation qu’il ne pouvait refuser. Qu’il n’avait pas le droit de refuser. Qu’il n’avait pas, elle l’espérait secrètement, envie de refuser.

« Parce que tu as toujours été prudent quand lui ne savait qu’être intrépide et téméraire. Il me poussait à sauter dans l’eau, tandis que tu étais en bas, pour me réceptionner au cas où j’aurais mal plongé. Pourquoi est ce que cela aurait changé en Europe ? »

Elle avait raison et Dennis le savait, même s’il s’empêchait de l’accepter, tant la culpabilité le rongeait jusqu’aux tréfonds de son être. Elle ne supportait pas de le voir ainsi. Parce qu’il était son ami, plus même, mais surtout parce qu’il n’y était pour rien dans la mort de Josh, contrairement à ce qu’il croyait depuis déjà plusieurs années. Ils étaient jeunes, c’était la guerre, une guerre qui n’aurait jamais dû pouvoir éclater. La pire de toutes, avec son lot d’horreurs au-delà du concevable. Elle ne savait pas ce qu’ils avaient vu là bas. Josh le lui aurait peut être dit. Dennis était bien traumatisé pour cela. Il tentait vainement d’oublier. Elle avait conscience que sa présence ne l’aidait en rien, mais elle tenait à lui et ne pouvait se détacher de lui. Elle était égoïste, mais n’arrivait pas à être autrement.

Les adolescentes effarouchées par le bel homme qu’était Dennis s’étaient éloignées et ils n’étaient plus que tous les deux. Charlie, avec sa petite lueur perverse et calculatrice dans ses immenses yeux clairs. Dennis, avec une légère tension dans les épaules. Tension qui disparut dans le soulagement lorsqu’elle énonça ses ordres. C’était visiblement moins terrible que ce à quoi il s’était attendu. Et il en profita pour la narguer. Elle lâcha un petit ricanement contrarié. En prime il l’appelait Charlene. Il ne gagnerait pas à ce jeu là. Pourtant, il était dangereusement proche de la victoire. Il s’était levé, la toisant de sa haute stature, terriblement proche d’elle. Il avait pris sa main, entremêlant leurs doigts sans réaliser un seul instant à quel point cela la mettait mal à l’aise et à quel point, paradoxalement, elle appréciait cela.

« Non je ne mollis pas. Tu as des hallucinations, je pense. Au bas mot. »

Dennis l’avait entrainée vers la grand roue et elle le suivait, toujours main dans la main. Elle n’avait pas envie de le lâcher. Pas la moindre. Ils firent la queue à peine quelques minutes, et le forain leur souleva la barrière et ils n’eurent qu’à installer. Charlie en avait profité pour lâcher la main de Dennis. A la fois soulagée et un peu triste. La nacelle s’éleva lentement. Tous deux gardaient le silence. Il était assis près d’elle. La jeune femme aurait du légèrement se décaler. Ils étaient collés, cuisse contre cuisse. Mais elle n’en avait aucune envie, malgré son malaise. Au contraire, elle avait plutôt envie de passer son bras sous le sien, et de poser la tête sur son épaule. Ce qu’elle fit, par ailleurs. Ils étaient à présent en haut et avaient une vue parfaitement dégagée sur la ville. Une brise légère soufflait au sommet. Mais c’était agréable.

« J’ai l’impression de plus être venue ici depuis un siècle. J’ai l’impression que c’était une autre moi. Que je ne suis plus la même. Sans doute parce que c’est le cas. Je ne suis plus la petite Charlie. Maintenant je suis Charlene. Je déteste qu’on m’appelle comme ça. Pourtant, à l’hôpital, ils m’appellent tous comme ça. C’est toujours mieux que Infirmière Greenberg. C’est comme ça qu’on m’appellera quand je serais diplômée. » Elle fit une pause et rit. « Je ne sais même pas pourquoi je te raconte ça… » Parce qu’il était son ami et bien plus encore ?

Elle se mordit la lèvre devant son air absent. Il repensait à là bas. A ce qu’il avait dû faire. Il ne lui avait jamais vraiment parlé, mais c’était dur pour lui, elle le savait bien. La petite phrase qu’il lâcha lui fit comprendre qu’il ne se pardonnait toujours pas. Elle avait beau faire tout ce qu’elle pouvait, il ne se remettait pas. Elle n’avait pas d’autre idée pour l’aider à aller de l’avant. Comme si tout ce qu’elle faisait n’était qu’un coup dans la mare. Un coup totalement inutile. Charlie ravala un soupir.
La jeune femme appréciait d’être ainsi contre lui, même si elle avait senti qu’il s’était quelque peu raidi. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, même si au fond d’elle-même, elle en avait une vague idée. Les femmes sentaient ce genre de choses. Elle se redressa brusquement aux mots du jeune homme. La roue s’était arrêtée pour leur permettre d’observer la ville. Elle lui sourit, d’abord amusée, puis reprit son sérieux.

« J’espère que ça sera toujours toi qui seras là pour me réceptionner… » murmura t’elle en le regardant fixement.

Jamais elle n’avait autant pensé ce qu’elle disait. Dennis ne semblait pourtant pas franchement à l’aise. Il semblait même carrément gêné. Charlie avait toujours une main sur son avant bras, aussi la retira t’elle. Avait il ne serait ce qu’une vague idée de qu’elle ressentait ? S’il n’était pas aveugle, probablement. Mais il y avait eu la Seconde Guerre Mondiale entre temps, et tout avait radicalement changé. Josh était mort et Dennis ne s’en remettait pas. Charlie ne pouvait plus le supporter. Elle ne pourrait pas avancer s’il n’en faisait pas de même. Elle revint vers lui, caressant délicatement sa joue.

« Je ne pourrais jamais perdre si tu es toujours à côté de moi. Jusqu’à la fin… »

Charlie aurait pu être plus explicite. Mais elle ne voulait pas. S’il n’était pas prêt à l’entendre ? S’il n’était pas prêt à l’accepter ? Parfois, elle avait l’impression qu’il la considérait encore comme une enfant, qu’il ne voyait pas qu’elle était désormais une femme. Jeune, désirable et seule. Une femme désespérément amoureuse de lui, et il ne s’en rendait même pas compte. Est-ce qu’il ne voulait pas souffrir ? Ou ne pas la faire souffrir ? Elle souffrait bien plus loin de lui.
Et puis qu’il aille au diable à faire le mijauré. Est-ce qu’il comptait attendre toute sa vie ? Visiblement. Mais ce n’était pas son cas. Elle avait besoin de savoir. Elle ne voulait pas le laisser se décider. Il était capable d’attendre… Quarante ans ? Au bas mot. Tout ça parce qu’elle était la sœur de son meilleur ami. Elle ne doutait même pas de la raison pour laquelle il n’avait jamais fait aucun geste vers elle.
Alors elle se décida. A ne plus lui laisser le choix. C’était elle qui menait la danse désormais et il n’avait plus son mot à dire. Elle prit le visage du jeune homme entre ses mains, lui souriant tendrement, avant de se rapprocher doucement pour l’embrasser doucement. Pour ensuite s’écarter, sentant ses joues s’empourprer. Elle n’aurait jamais cru qu’elle serait capable d’aller jusqu’au bout. A présent, elle était mal à l’aise et n’osait pas le regarder en face.